«
Les mots sont des signes sans mouvement, et les signes sont
des mots sans bruit. »
Emanuele Tesauro
Il Cannocchiame aristotelico, 1654
Nous ne vous parlerons pas du Libro del Cortegiano de
Baldassarre Castiglione dont le succès s’étendit
dans toute l’Italie du XVIe siècle pour se perpétuer
à travers toute l’Europe, bien au-delà du
XVIIIe siècle.
Nous ne vous parlerons pas non plus de Baltasar Gracián,
de son Oraculo Manual y arte de prudencia, de ce «
Je-ne-sais-quoi » qui est l’ornement des
perfections : « Sans lui toute beauté est morte,
toute grâce est sans grâce. Il l’emporte sur
la valeur, sur la discrétion, sur la prudence, sur la majesté
même. C’est une route politique, par où l’on
expédie bientôt les affaires ; et enfin l’art
de se retirer galamment de tout embarras » —
encore moins de son roman baroque Criticón, vanté
par Schopenhauer comme « un des meilleurs livres du
monde ».
Nous ne vous parlerons pas non plus de Torquato Accetto et de
son insolite ouvrage Della dissimulazione onesta, ni
de sa théorie du clair-obscur :
« On simule ce qui n’est pas et on dissimule ce
qui est. »
Enfin, est-il bien nécessaire de se référer
au Grand Siècle et de vous parler des modes et des usages
de la Cour, des demi-habiles et des habiles, des bienséances
et des civilités, des esprits forts et de l’honnête
homme, des courtisans et des mondains, du bel esprit et du Je-ne-sais-quoi
? Tout n’a-t-il pas déjà été
dit ?
Intus ut libet, foris ut moris est
À l’intérieur, fais comme il te plaît,
à l’extérieur, agis selon la coutume.
« Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion
perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper
et s’entre-flatter. L’homme n’est donc que déguisement,
que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard
des autres. »
Nous vous parlerons bien volontiers du modeste et généreux
Baron d’Holbach, né en 1723 en Allemagne et décédé
en 1789, aux premiers temps de la Révolution. Homme d’une
rare érudition, il fut estimé de ses pairs, et même
de Rousseau, « recevant chez lui des gens de lettres
et de mérite, et par son savoir et ses lumières
tenant bien sa place au milieu d’eux ». Avec
Diderot, il a partagé une forte amitié et la grande
aventure de l’Encyclopédie en rédigeant
plus de 300 articles sur des sujets aussi divers que la chimie,
la géologie, la métallurgie et la médecine.
Il s’est aussi appliqué à traduire et à
faire connaître des auteurs scientifiques étrangers.
Il a publié, sous divers pseudonymes, plus de 15 ouvrages
dont Le Système de la Nature — dans lequel
il défend un matérialisme dynamique et une Nature
Une, animée et sensible, qui agit dans un perpétuel
redéploiement d’elle-même —, ainsi que
de nombreux textes sur le christianisme : Le christianisme
dévoilé, La contagion sacrée, une Théologie
portative, un Essai sur les préjugés, L’esprit
du clergé, une Histoire critique de Jésus-Christ,
et un Tableau des Saints.
Ce maître des arts et des sciences, cet athée pourvu
d’esprit, nous apprend que « [...] de tous les
arts, le plus difficile est celui de ramper. Cet art sublime est
peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit
humain. »
Si vos souvenirs de L’Art d’aimer et de L’Art
de la guerre sont diffus et que vous ne connaissez pas encore
L’Art de commander les esprits célestes
(1521), L’Art de penser (1662), L’Art
de respirer sous l’eau (1681), L’Art d’escrire
aussi viste qu’on parle (1681), L’Art de
jetter les bombes (1699), L’Art de plumer la poule
sans crier (1710), L’Art de se traiter soi-même
dans les maladies vénériennes (1770), L’Art
de voler à la manière des oiseaux (1784), vous
serez heureux de découvrir L’Art de ramper à
l’usage des courtisans.
Soyez sans crainte, l’espèce des courtisans a aujourd’hui
quasiment disparu : qui les évoque encore ? Vous observerez
leur portrait avec perplexité, peut-être même
avec un peu de nostalgie. Quant aux « quelques mortels
qui ont la raideur dans l’esprit, un défaut de souplesse
dans l’échine, un manque de flexibilité dans
la nuque du cou ; cette organisation malheureuse les empêche
de se perfectionner dans l’art de ramper (...) »,
nous ne pouvons pas faire grand chose pour eux non plus, il faut
se résigner. Est-ce l’espèce des êtres
rampants, des dissimulateurs nés ou celle des « inflexibles
» qui est en voie de disparition ?
Vous saurez tout en lisant L’Essai sur l'Art de ramper
de feu Monsieur le Baron d'Hobach. |