BALLADE DU PAUVRE MACCHABÉ MAL ENTERRÉ

RENÉ DALIZE


Il s’appelait René Dupuy et prétendait descendre du poète créole Dupuy des Islets, qui avait été l’amant de Joséphine et l’introducteur du menuet aux Antilles. Enseigne de vaisseau, il servit sur le Suchet, le Mousquet et l’Iphigénie. Il vit le Sénégal, Saïgon et Djibouti. Il envoyait aux journaux parisiens ses chroniques maritimes, signées René Dalize. Après sa démission en 1907, il retrouva ses plus anciens amis Guillaume Apollinaire et André Salmon. Le service de la poésie, le commerce amoureux et les plaisirs de l’amitié tissèrent leur vie de Montmartre à Montparnasse. Dalize écrivit beaucoup, n’acheva pas grand-chose et publia peu. Le vent dispersait malicieusement ses fantaisies. Le reste du temps, ce long personnage dont la nonchalance native doublait le caractère impérieux voguait sur les océans chimériques où l’invitait la fée noire aux aiguilles habiles. Les trois amis partirent à la guerre en 1914. Les hasards de la guerre l’avaient mis en présence du jeune poète Jean Le Roy et de l’éditeur et imprimeur François Bernouard. Ensemble, ils publièrent au front la petite revue littéraire Les Imberbes. Le monde ancien cédait sur le champ de bataille, les morts mêmes ignoraient le repos. La vie est fatalement dérisoire, tournons-la en dérision, se dit l’ancien marin. Et il composa une danse macabre : la Ballade à tibias rompus qui parut dans le numéro 4 des Imberbes, «achevé de polycopier» en octobre 1915, «dans une vieille canha boche sur les bords de la Rivière Reconquise».

Apollinaire reçut un éclat d’obus à la tempe droite en mars 1916. On le renvoya à Paris pour y être soigné puis trépané. Il rassembla ses forces pour ne pas chanceler. Éclopé nommé infirmier, Salmon publiait ses notes de guerre. Le 7 mai 1917, le Capitaine Dupuy tomba devant Craonne, qu’on prononce crâne, sur le Chemin des Dames, non loin de la ferme d’Hurtebise où cogne le vent. La chronique rapporte qu’on l’enterra sur place, roulé dans un drapeau. Sa sépulture disparut. Apollinaire et Salmon préparèrent la publication de la Ballade. Mais la guerre s’alliant à la grippe espagnole acheva Guillaume deux jours avant l’armistice. André resta seul avec ses souvenirs et ses fantômes. En décembre 1919, la Belle Édition de Bernouard publia le poème sous un nouveau titre, Ballade du pauvre Macchabé mal enterré, orné de xylogravures de Derain, accompagné des hommages d’Apollinaire et de Salmon. Dalize l’habite comme un feu follet.

Laurence Campa

 

 

[Extrait]

Je suis le pauvre MACCHABÉ mal enterré
Mon crâne lézardé s'effrite en pourriture
Mon corps éparpillé divague à l'aventure
Et mon pied nu se dresse vers l' azur éthéré.

Plaignez mon triste sort.
Nul ne dira sur moi: « Paix à ses cendres! »
Je suis mort
Dans l'oubli désolé d'un combat de décembre.

J'ai passé un hiver au chaud,
Malgré les frimas et la neige :
Un brancardier m'avait peint à la chaux.
Il n'est point d'édredon qui mieux protège.


 


isbn:978-2-914490-21-6
10,2 x 14 cm
20 pages
6 €



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